Lieux centraux

La théorie des lieux centraux a été conçue, principalement par W. Christaller et A. Lösch, pour expliquer la taille et le nombre des villes et leur espacement dans un «territoire». Elle s’appuie sur une définition de la ville qui en fait essentiellement un centre de distribution de biens et de services pour une population dispersée, et sur des principes d’optimisation (qui tiennent compte des coûts de transport). C’est une théorie qui se situe aux limites entre la géographie et l’économie spatiale, et qui peut être revendiquée par les deux disciplines. La formalisation de la théorie est essentiellement statique, elle propose plusieurs modèles dérivés qui représentent des équilibres, mais ses auteurs ont suggéré des pistes qui devraient permettre de la faire évoluer. La théorie est fondée sur la distinction entre des centres, qui sont le siège d’une offre de biens et de services, et des périphéries («région» complémentaire du centre) où réside la demande, la population utilisatrice. La notion de centralité justifie le regroupement en un même lieu de la production des services de même niveau et de même portée destinés à la population dispersée dans la région complémentaire (ou zone d’influence), dont le centre polarise la clientèle. Les centres sont en effet hiérarchisés, du fait de l’existence de plusieurs niveaux de services définis par des portées spatiales (distance que le consommateur accepte de parcourir pour se procurer le service, définie par le coût additionnel du transport supportable pour l’achat du produit) et des «seuils» d’apparition (fixés par le volume de clientèle nécessaire à la rentabilité de l’offre de service). Les services d’usage fréquent et bon marché sont offerts dans de nombreux petits centres proches des consommateurs, tandis que ceux dont la fréquentation est plus rare se localisent dans des villes plus grandes mais plus éloignées. Selon les versions de la théorie, les zones d’influence des centres sont emboîtées (chez Christaller), car alors les centres de niveau supérieur offrent généralement tous les services de portée inférieure, ou plus ou moins disjointes (chez Lösch). L’hypothèse d’un comportement rationnel des consommateurs, qui fréquentent le centre le plus proche, et la concurrence entre les centres qui se partagent la clientèle ont pour conséquence une régularité de l’espacement des villes, et la hiérarchie des niveaux de services se traduit par un nombre plus petit et un espacement plus important des centres lorsqu’on s’élève dans la hiérarchie urbaine. De très nombreuses observations menées dans différentes régions du monde ont démontré l’utilité de la théorie pour comprendre l’«organisation spatiale» de la plupart des services à la population résidente. La théorie rend assez bien compte de la différenciation des «réseaux» urbains aux «échelles» moyennes, dans des régions relativement homogènes. La hiérarchie des centres urbains correspond pour une bonne partie à une hiérarchie de niveaux des services qu’ils concentrent, organisée par la fréquence du recours, l’étendue de leur portée spatiale et l’importance de leurs seuils d’apparition. La théorie a été utilisée par l’aménagement du territoire, par exemple pour réaliser le «peuplement» des polders au Pays-Bas, ou encore pour justifier la politique des métropoles d’équilibre en France. Elle sert aussi de modèle de référence aux archéologues étudiant les systèmes de peuplement anciens. En revanche, la théorie ne permet guère de prévoir les répartitions des commerces et des services dans des régions rurales en déprise, où les facteurs locaux de persistance d’une «localisation» interviennent plus fortement que les effets du coût additionnel de la distance, ou encore en milieu urbain où l’accessibilité en temps prime très largement sur la distance physique et induit des configurations beaucoup plus complexes que les modèles de Christaller. Plusieurs critiques sont adressées à la théorie des lieux centraux. Certaines remettent en cause les hypothèses de la théorie : Le choix du centre le plus proche n’est pas systématiquement pratiqué par le consommateur. On a montré que, en zone assez densément peuplée (aux Pays-Bas et sans doute plus généralement en milieu urbain), environ 40% du pouvoir d’achat était dépensé lors de «voyages à buts multiples», c’est-à-dire dans des lieux où le consommateur s’approvisionne simultanément pour des biens et services de niveau inférieur dans un centre de niveau supérieur, compensant ainsi une distance en moyenne accrue par le bénéfice d’une offre de services plus diversifiée. Cette pratique tend à court-circuiter les plus petits centres et à renforcer la dimension des plus grands, donc produit une hiérarchisation des centres plus forte que ce que prévoit la théorie. Les modèles spatiaux hexagonaux réguliers tels qu’ils ont été proposés par Christaller sont invalidés d’emblée car leur configuration repose sur l’hypothèse d’une répartition uniforme de la population à desservir, hypothèse contradictoire avec l’existence de centres, qui induisent nécessairement de forts gradients centre-périphérie en termes de densité de population par exemple. Des configurations qui tiendraient compte de ce fait ont été simulées, mais sans que des modèles géométriques ou analytiques aient encore pu être démontrés. La théorie des lieux centraux est une explication incomplète de l’organisation hiérarchisée des «systèmes» de villes. Elle est fondée sur une forme d’organisation spatiale de la production des biens et des services fortement contrainte par l’exigence de proximité entre le producteur et ses clients, soit du fait d’une forte sensibilité aux coûts de transport (boulangerie artisanale, poste), soit à cause du caractère périssable du produit (abattoirs, ceintures maraîchères et laitières à proximité des villes avant la diffusion des transports frigorifiques), soit du fait de la nature du service rendu (coiffeur, médecin). La production industrielle remplaçant le mode artisanal a distendu ces liens et la localisation et la taille des villes nées de la Révolution industrielle (villes minières, sidérurgiques, villes du textile ou complexes chimiques) n’obéissent pas à la logique des lieux centraux. (même si celle-ci intervient par la suite car, du fait de la présence d’une population à desservir, les services s’implantent en proportion : par exemple on a dû créer une université à Valenciennes). D’autres fonctions urbaines, comme la défense, ou les fonctions portuaires, échappent aussi au schéma de la théorie des lieux centraux. On peut imaginer qu’une transformation économique de la production et de la distribution qui abolirait totalement le lien de proximité producteur/client rendrait complètement obsolète la théorie des lieux centraux et en ferait une explication seulement temporaire de l’organisation des systèmes de villes, liée à un moment de l’histoire de leur développement où la distance jouait un rôle fondamental dans l’organisation spatiale des activités urbaines. La théorie garde cependant sa force car de nombreuses activités (par exemple les services aux entreprises, les hautes technologies) se localisent en fonction de la présence des services urbains et renforcent la corrélation entre le niveau de ces services et le rang des villes dans la hiérarchie urbaine, définie d’après la population des villes ou l’importance de leur production. L’explication alors se déplace et invite à intégrer la théorie des lieux centraux dans une théorie plus générale qui pourrait être une théorie évolutive des systèmes de villes.

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