Puissance

Terme étymologiquement confondu avec la notion de pouvoir (en anglais, les deux, issus du vieux français, sont d’ailleurs identiques : Power). La puissance est une capacité à agir, cette notion peut être synonyme de quantité, ou de force mesurable (par exemple avec les moteurs), elle est donc aussi un « pouvoir ». Néanmoins, tous les acteurs ayant le pouvoir ne sont pas puissants, à l’inverse tous les acteurs dotés d’une certaine puissance n’ont pas forcément le pouvoir au sens régalien du terme (confondu avec l’Etat, la puissance étatique ou publique).
La notion de puissance ne fait pas partie du vocabulaire courant de la géographie, elle n’est d’ailleurs souvent pas abordée ou rapidement développée par les dictionnaires de géographie (Renard, 2005) – cependant, l’idée de puissance ou de grande puissance est inscrite depuis longtemps dans les programmes du Secondaire. A l’inverse, la notion de puissance est centrale dans les relations internationales (R.I). Les fondateurs américains de cette discipline A. Wolfers ou J. Morgenthau ont fait de ce concept la pierre angulaire de leurs théories, c’est aussi le cas de nombreuses analyses géopolitiques (K. Haushofer, H. Mackinder ou N. Spykman raisonnaient ainsi tous en opposant puissances « maritimes » et « continentales »). On peut envisager la puissance comme une capacité à agir (1), mais aussi comme une caractéristique applicable à certains acteurs (2), on peut aussi envisager la manifestation de la puissance dans l’espace (3).
-1. La puissance comme capacité : la puissance implique une volonté qui se fait respecter, elle suppose donc une efficacité, une autorité dans un champ de volontés contradictoires. La puissance implique les domaines politique, diplomatique, militaire, économique et médiatique. Elle repose sur des critères identifiables. Les spécialistes des R.I. et les géopoliticiens ont cherché à définir quels étaient les « piliers » de la puissance des Etats. Pour le géographe américain N. Spykman, en 1942, il existait dix facteurs de puissance : la surface du territoire, la nature des frontières, le volume de la population, l’abondance des matières premières, le développement économique et technologique, la force financière, l’homogénéité ethnique, le degré d’intégration sociale, la stabilité politique et « l’esprit national ». Cette classification classique (comme celle de Morgenthau et d’autres) retenait donc des facteurs géographiques (territoire, frontières, ressources), démographiques (nombre), militaires et économiques. Les facteurs économiques ont été largement réévalués depuis alors que l’espace paraît dévalué. Cette évolution implique, entre autres, une diminution du nombre des disputes territoriales entre les Etats. Chez F. Fukuyama, par exemple, la « fin de l’histoire » se traduit par une compétition purement économique entre puissances libérales. L’apparition de la géo-économie, formulée par E. Luttwak (1990), reflète aussi cette évolution.
La puissance ne se pense pas seulement en critères ou piliers mais suivant de nouvelles approches plus synthétiques. Joseph Nye (1990) a pu schématiser le passage du hard power au soft power, c’est-à-dire de la puissance « dure » (classique et coercitive) à la puissance fondée sur l’attraction d’un modèle (en l’occurrence du modèle américain). R. Bläser (2005, p.288) distingue trois modes de « pouvoir » et donc de puissance : relational power (pouvoir relationnel), knowledge power (pouvoir par le savoir), framing power (pouvoir de cadrage). Le premier fait référence à l’importance des relations personnelles et physiques – et met en exergue des « lieux de pouvoir » ; le second met en évidence la nécessité de maîtriser l’information (et l’on pourrait dire de générer, produire, diffuser et avoir accès à l’information) ; le troisième fait référence à la capacité des acteurs à conduire l’ « agenda » international : à penser les thèmes qui mobilisent les opinions et les acteurs.
-2. La puissance comme caractéristique : le terme est alors utilisé comme substantif (grande puissance, puissance régionale, etc.), et est synonyme d’Etat. En effet, dans la norme du système international le pouvoir est aux mains des Etats qui disposent de la souveraineté. Or, bien que l’égalité soit la règle théorique entre les Etats, certains sont bien plus influents que d’autres, ce sont les « puissances ». H. Védrine a pu qualifier, en 1999, les Etats-Unis d’ « hyperpuissance » tendant à agir unilatéralement. Ainsi, la notion de puissance marque la hiérarchisation des acteurs du système international à l’intérieur duquel il ne peut y avoir de « puissances » que parce qu’il y a aussi des « faibles ». La puissance comme substantif relève de la modélisation du système international et met en exergue ses agents les plus actifs. Dans une perspective constructiviste, la puissance ne caractérise plus seulement les Etats mais aussi les firmes transnationales dont les capacités financières sont éventuellement considérables, les Eglises, ou d’autres acteurs agissant de façon concertée (en lobbies) comme les ONG ou les institutions financières internationales (Bläser, 2005) dans un système mondial multicentré.
-3. La puissance est spatialisable : elle n’est pas présente partout. L’interpénétration du local et du global (concept anglo-saxon du glocal) rend par ailleurs difficile la localisation des pôles de puissance et inopérante les distinctions entre l’interne et l’externe. Le système centre/périphérie paraît le mieux adapté pour spatialiser la puissance. Les lieux de pouvoir, les centres, s’opposent aux périphéries dominées et impuissantes. Les lieux de pouvoir peuvent être définis de façon plus ou moins restrictive dans l’espace. A l’échelle mondiale, on peut mettre en exergue le Nord (contre le Sud) ; à l’échelle d’un continent, les régions centrales (la « banane bleue » européenne) contre les périphéries (Europe orientale, Balkans, Laponie) ; à l’échelle locale, et par exemple dans les villes, les CBD qui sont lieux de pouvoir par excellence par rapport aux banlieues. Ainsi, la plurivoque notion de puissance est-elle manifestement multiscalaire et polarisée.

 

bibliographie
-BLÄSER Ralf (2005), Socio-spatial opportunities and the power of place.Bankwatch-NGOs in Washington D.C., Geographica Helvetica, vol. 60, n°4, pp.284-292.
-CALVEZ Eugène, Magali Hardouin (2005), « A propos du concept de puissance : des contours à redessiner ? », Historiens-Géographes n°389, janvier, pp.87-94.
-LUTTWAK Edward (1990), « From Geopolitics to Geo-Economics. Logics of conflict, Grammar of Commerce », The National Interest. Eté, pp.17-23.
-NYE Joseph, (1990), Bound to Lead : The Changing Nature of American Power, Basic Books, New York, 261 p.
-RENARD Jean-Pierre (2005), La notion de Puissance, réflexion géographique, conférence du 16 mars 2005, disponible sur le site Histoire et géographie de l'Académie de Lille,
http://www4.ac-lille.fr/~heg/article.php3?id_article=43
-RUANO-BORBALAN Jean-Claude, Bruno Choc (dir.), (2002), Le pouvoir. Des rapports individuels aux relations internationales, Editions Sciences humaines, Auxerre, 310 p.