Théorie de l’auto-organisation critique

La théorie de l’auto-organisation critique est une théorie de la complexité qui permet d’étudier les changements brutaux du comportement d’un système. Cette théorie enseigne que certains systèmes, composés d’un nombre important d’éléments en interaction dynamique, évoluent vers un état critique, sans intervention extérieure et sans paramètre de contrôle. L’amplification d’une petite fluctuation interne peut mener à un état critique et provoquer une réaction en chaîne menant à une «catastrophe» (au sens de changement de comportement d’un système).

Cette théorie est basée sur deux concepts clefs : l’auto organisation et la criticalité. Le terme d’auto organisation désigne la capacité des éléments d’un système à produire et maintenir une structure à l’«échelle» du système sans que cette structure apparaisse au niveau des composantes (J.L. Deneubourg, 2002) et sans qu’elle résulte de l’intervention d’un agent extérieur. Le préfixe auto modifie le sens couramment accordé au terme d’organisation. L’auto organisation est un «processus» d’organisation émergent (R-A. Thietart, 2000). Mais elle se différencie de l’organisation en ce sens où l’organisation émergeante ne provient pas de forces extérieures (même si le système reste ouvert sur son «environnement») mais de l’interaction de ses éléments. Si on applique ce concept à l’étude des sociétés, cela signifie qu’en plus du principe régulateur, il n’y a ni leader, ni centre organisateur, ni programmation au niveau individuel d’un projet global. Ces phénomènes d’auto organisation s’observent par exemple aussi bien dans les sociétés animales (organisation de fourmilière, de vols d’oiseaux) que dans les sociétés humaines (applaudissement, panique collective, intention de vote) ou les systèmes géographiques (les «réseaux» urbains). Dans les groupes humains par exemple, et plus particulièrement dans le cas de l’émergence de la propagation de rumeur ou de panique dans les foules (D. Provitolo, 2007), l’auto organisation n’est pas le fruit d’une intention prédéterminée. Des agents ou des entités en interaction, sans but commun préalablement défini, vont créer, sans le savoir et par imitation, une forme particulière d’organisation. Ce qui caractérise donc les systèmes auto organisés c’est l’émergence et le maintien d’un ordre global sans qu’il y ait un chef d’orchestre. Cette auto organisation signifie que l’on ne peut observer les mêmes propriétés aux niveaux micro et macroscopiques.
Quant à la criticalité, elle caractérise les systèmes qui changent de phase, par exemple le passage de l’eau à la glace, de la panique individuelle à la panique collective. En fait, le système devient critique quand tous les éléments s’influencent mutuellement. Lorsque cet état critique est atteint, le système peut bifurquer, c’est-à-dire qu’il change brutalement de comportement pour passer d’un attracteur à un autre. Cet état critique est un attracteur du système «dynamique» atteint à partir de conditions initiales différentes. Cet état critique est dit auto organisé car l’état du système résulte des interactions dynamiques entres ses composantes et non d’une perturbation externe. L’auto-organisation est donc un processus qui passe par des états critiques.

La notion de criticalité auto-organisée a été proposée par Per Bak, Chao Tang et Kurt Wiesenfeld en 1987. Dans son livre intitulé How Nature Works – The science of self-organized criticality, Per Bak applique cette théorie à de nombreux phénomènes complexes, notamment à l’évolution phylogénique des espèces vivantes, aux mécanismes déclenchant des tremblements de terre, des avalanches, des embouteillages et, pour prendre un dernier exemple, aux krachs boursiers.

Pour illustrer cette théorie, P. Bak et al. utilisent un modèle simple : le tas de sable. L’expérience consiste à ajouter régulièrement des grains à un tas de sable. Petit à petit le sable forme un tas dont la pente, en augmentant lentement, amène le tas de sable vers un état critique. L’ajout d’un grain peut alors provoquer une avalanche de toute taille, ce qui signifie qu’une petite perturbation interne n’implique pas forcément de petits effets. Dans un système non linéaire, une petite cause peut en effet avoir une grande portée. Les avalanches connaissent donc différentes amplitudes qui sont toutes générées par une même perturbation initiale (un grain de sable supplémentaire). S’il n’est pas possible de prédire la taille et le moment de l’avalanche, en revanche cette théorie nous renseigne sur l’ensemble des réponses du système lorsqu’il atteint l’état critique. L’état critique auto organisé d’un système est donc un état ou le système est globalement métastable tout en étant localement instable. Cette instabilité locale (de petites avalanches dans le modèle du tas de sable) peut générer une instabilité globale (de grosses avalanches entraînant l’effondrement du tas) qui ramène ensuite le système vers un nouvel état métastable : le tas de sable connaît une nouvelle base.

Selon P. Bak, l’une des particularités des systèmes auto organisés critiques est de posséder une double signature fractale, temporelle et spatiale. Ainsi, les variables qui décrivent le comportement du système suivent des lois puissance et les systèmes auto organisés critiques construisent des formes fractales.

Si cette théorie a fait l’objet de nombreuses applications en physique, son utilisation en sciences sociales est plus rare. En géographie, A. Dauphiné (2003) a appliqué la théorie des systèmes auto-organisés critiques aux réseaux urbains en établissant un rapprochement entre la fractalité fonctionnelle (Zipf) et spatiale (Christaller) de ces derniers et cette théorie. Les villes d’un réseau urbain s’ordonnent en effet selon une première loi fractale, la loi rang taille ou la loi de Zipf (loi puissance). De plus, l’emboîtement des villes en hexagone, démontré par la théorie des «lieux centraux», est un exemple d’organisation territoriale fractale. Le système urbain métastable (un système local par exemple) atteindrait ainsi un point critique avant de se diriger vers un nouvel état métastable (un système régional).

voir aussi : auto-organisation

Bibliographie:

-Bak P. 1996, How Nature Works -The science of self-organized criticality, Springer Verlag
-Dauphiné A., 2003, Les théories de la complexité chez les géographes, Economica, Paris.
-Dauphiné A., Provitolo D., 2003, « Les catastrophes et la théorie des systèmes auto organisés critiques », p. 22-36, in : Les risques / sous la direction de V. Moriniaux. Nantes : Éditions du Temps.
-Dauphiné A., 2003, « Les réseaux urbains : un exemple d’application de la théorie des systèmes auto-organisés critiques », Annales de Géographie, n° 631, p. 227-242.
-Deneubourg J-L., 2002, « Emergence et insectes sociaux », p. 99-117, in : La complexité, vertiges et promesses sous la direction de Réda Benkirane, Le Pommier.
-Provitolo D., 2007, « A proposition for a classification of the catastrophe systems based on complexity criteria », 4th European Conference on Complex Systems (ECCS’07), – EPNACS’2007 – Emergent Properties in Natural and Artificial Complex Systems, Dresden, Germany, October 1-5, 2007. Actes du colloque.
http://www-lih.univ-lehavre.fr/~bertelle/epnacs2007-proceedings/provitolo4epnacs07.pdf
-Sornette D., 2006, Critical Phenomena in Natural Sciences: chaos, fractals, selforganization and disorders, Berlin, Springer Verlag, 2ème édition, 528 p.
-Thiétart R.-A., 2000, « Management et complexité : concepts et théories », Cahier n° 282, Centre de Recherche DMSP.