Jungle

-Une notion intrinsèquement polysémique

Donner une définition biogéographique stricte du milieu de jungle est impossible car ce mot est polysémique et renvoie à différentes formations végétales en même temps : il désigne tout à la fois des milieux de savane sèche et des milieux de forêt tropicale humide. Il sort même régulièrement du domaine biogéographique pour désigner des milieux qui n’ont rien de naturel, ni même rien de tropical : la jungle urbaine de Chicago par exemple. Il prend parfois un sens figuré, comme dans les expressions « jungle des prix » ou « jungle de l’information », et désigne alors une sorte de désordre général, voire de chaos. De ce fait, l’utilisation du mot jungle est décriée par les biogéographes, qui limitent son usage au langage courant.

Pour que le mot jungle fasse sens en géographie, rien ne sert donc de se centrer sur ses signifiés, incroyablement nombreux et parfois contradictoires. Mieux vaut se focaliser sur le contexte d’énonciation du terme, en se demandant qui parle, à quelle époque et dans quel lieu. En effet, on constate qu’en dépit de la diversité des signifiés auxquels renvoie la jungle, il existe un invariant dans sa définiton : la jungle désigne toujours l’ailleurs, l’antimonde du «monde» auquel appartient celui qui s’exprime. Simplement, le contenu de cet antimonde n’est pas toujours le même, puisqu’il dépend de la conception du monde qu’a le locuteur. En ce sens, on peut donc dire que la jungle s’apparente à un déictique spatial servant à désigner l’ailleurs. Pour plus de clarté, on peut le comparer à un autre déictique spatial mieux connu, le mot « ici ». Selon les contextes, « ici » ne renvoie pas toujours au même lieu, selon que je suis à Paris ou à Lisbonne par exemple, au moment où j’emploie le mot ; de la même manière, la jungle peut désigner des milieux différents, secs ou humides, forestiers ou urbains. Pourtant, ces deux mots ont malgré tout un sens fixe : « ici » désigne toujours l’endroit où se trouve le locuteur ; la « jungle » désigne toujours l’ailleurs pour le locuteur. Reste donc à voir à quelles époques, dans quels lieux et dans quels contextes le mot jungle a été particulièrement employé.

-Le succès planétaire du mot jungle : jangala indienne, jungle tropicale et jungle des villes occidentales

Le mot jungle est à l’origine tiré des langues indiennes (jangal en sanskrit, jangala en hindi) dans lesquelles il désignait une formation végétale sèche, de l’ordre du désert ou de la savane herbacée ou arbustive, située principalement dans le Teraï. Il renvoyait à un espace indien sauvage pouvant être conquis et civilisé par les hommes, à la différence du milieu anupa, humide et paludéen, qui était considéré comme barbare. La jungle était donc un milieu naturel sec et salubre que les Indiens opposaient à la forêt humide.
Lors de l’arrivée des colons britanniques en Inde à l’époque moderne, le mot jungle s’est diffusé dans la langue anglaise. Au départ, il désignait, comme en hindi, une formation végétale analogue à celle du bush, c’est-à-dire plutôt sèche et buissonnante (si ce n’est que le mot bush servait à désigner les broussailles africaines, mais pas indiennes – là encore, tout est affaire de contexte), mais les usages du terme jungle ont évolué dans la langue anglaise. Le mot jungle a continué à désigner un espace sauvage, comme en langue hindie, mais cette sauvagerie s’est peu à peu incarnée dans les milieux indiens humides (que les Indiens appelaient auparavant anupa), particulièrement exotiques aux yeux des colons. Du fait du caractère véhiculaire de la langue anglaise, la notion s’est diffusée dès la 2e moitié du 19e siècle dans presque toutes les langues sous son acception de forêt tropicale humide. Dans le même temps, elle s’est mise à désigner l’ensemble des massifs forestiers tropicaux humides de la planète : golfe de Guinée, Amazonie, Indonésie et Malaisie (voir documents joints 1 et 2).
La diffusion planétaire du mot jungle date du tournant entre le 19e siècle et le 20e siècle. Le mot jungle renvoie peu à peu à l’ensemble des espaces sauvages que l’on opposait aux espaces civilisés dans la conception moderniste qui dominait alors en «Occident». Dans ce contexte, la jungle désigne à la fois les forêts tropicales humides (l’ailleurs sauvage lointain, caractérisé par la distance spatiale) et les quartiers d’immigration des grandes vlilles industrielles (l’ailleurs sauvage proche, caractérisé par sa marginalité et sa distance sociale).
En dépit de la polysémie voire des incohérences apparentes du terme jungle, son succès n’est toujours pas démenti dans le langage courant. La décolonisation et la mise en cause du paradigme moderniste qui l’a accompagnée n’ont pas fait disparaître cette image de l’imaginaire occidental de l’altérité.

-La jungle comme représentation occidentale d’un imaginaire exotique de l’ailleurs sauvage

La diffusion généralisée du terme jungle dans les langues occidentales remonte à la fin du 19e siècle. Une combinaison de nombreux facteurs explique ce véritable engouement pour les «paysages» de forêts tropicales humides. Facteur politique, d’abord, avec l’importance de la course à la colonisation en Afrique, qui renouvelle l’intérêt porté aux «Tropiques» ; facteur culturel, ensuite, puisque l’attrait des Européens pour les paysages orientaux de l’ailleurs sec commence à s’émousser et se porte peu à peu vers les paysages humides ; facteurs techniques, enfin, avec la construction des premières grandes serres tropicales et de zoos impressionnants qui permettent de diffuser les paysages de l’ailleurs dans les métropoles occidentales. Ainsi, dès le début du 20e siècle, les Occidentaux se familiarisent avec les paysages de jungles humides, qui pénètrent leur imaginaire exotique de l’ailleurs sauvage.
Les œuvres artistiques jouent également un rôle décisif dans la construction de cet imaginaire exotique, qui se détache progressivement de tout référent tropical pour s’ériger en représentation fantasmatique de l’ailleurs sauvage. La publication puis la traduction du Livre de la jungle (1894) de Rudyard Kipling ouvrent la piste des œuvres de jungle, rapidement suivies par les romans de Tarzan (1912), les toiles du Douanier Rousseau (1889-1910) ou encore par Au cœur des ténèbres (1899) de Joseph Conrad. En quelques décennies, les artistes occidentaux inventent un archétype de jungle sauvage, qu’ils retravaillent tout au long du 20e siècle autour de quelques thèmes majeurs : la jungle idéalisée, la jungle coloniale, la jungle urbaine, notamment. Voir doc joint (3).

-La jungle dans le débat sur l’exotisme et l’alterité, entre postcolonial studies et «gender» studies

La permanence des usages du mot jungle et la vivacité de l’imaginaire qui en découle ne peuvent qu’intriguer les chercheurs en sciences sociales, et notamment en géographie. Comment interpréter la continuité d’un tel imaginaire, alors même que les cadres sociaux dans lesquels il s’est forgé ont désormais disparu ? Pourquoi la jungle, teintée de colonialisme, d’une conception moderniste du progrès, d’une représentation sexiste des femmes, joue-t-elle encore un rôle majeur dans l’imaginaire des Occidentaux ?
Les résultats d’un travail sur l’imaginaire de la jungle contribuent à enrichir deux domaines de la recherche en géographie : les postcolonial studies et les gender studies. La jungle touche d’abord au débat sur les postcolonial studies au sens où elle nous permet d’approfondir notre approche de l’imaginaire exotique de l’époque coloniale, en voyant notamment que l’ailleurs tropical humide a pris le relais de l’ailleurs sec et oriental déjà largement étudié. Elle contribue également à la mise en lumière des ambiguïtés de la postmodernité : désormais, la jungle n’est plus vraiment considérée comme un milieu sauvage à conquérir, mais plutôt comme un espace vierge à préserver, selon un renversement du rapport au progrès dans l’histoire. Pourtant, elle continue de représenter un monde de l’ailleurs et de l’altérité apparemment séparé de toute forme de civilisation occidentale, soit dans les «quartiers» urbains dégradés et ensauvagés de l’Occident, soit dans les espaces éloignés, tropicaux parfois mais plus souvent extraterrestres, comme en témoigne le succès du film Avatar (2010).
Outre ce rapport particulier à l’ailleurs sauvage, la jungle pousse également à s’interroger sur les relations qui existent entre soi et l’autre. A ce titre, elle contribue aux recherches développées par les gender studies, dont le cadre d’analyse dépasse largement les seuls rapports de sexe (masculin / féminin) puisque le genre est une combinaison de différents éléments : sexe, âge, couleur… Ainsi, la jungle apparaît comme un objet d’étude intéressant pour les gender studies : en effet, puisqu’elle est figurée comme un monde presque complètement séparé du reste du vaste monde, elle devient un laboratoire d’analyse sans cesse renouvelé des rapports humains, et notamment des rapports de domination. Elle permet d’une part une mise en scène des relations homme-femme particulièrement explicite dans ce milieu chaud et humide où les corps se dénudent, et dont la naturalité débridée permet l’expression de nombreux fantasmes érotiques. Elle évoque d’autre part les relations colon-« sauvage » qui suivent la découverte des Tropiques secrets, afin de nous pousser à nous interroger sur le bienfondé d’une quelconque mission civilisatrice et sur l’efficience de la notion de progrès dans l’histoire.

 

Bibliographie
-CHAMPION C. (1988), « L’imaginaire tropical : le paysage indien dans les romans populaires français (1880-1920), in L’Inde et l’imaginaire, Ed. de l’EHESS, Paris, p.91-124.
-HARTOG F. (2003), Régimes d'historicité, Présentisme et expériences du temps, Le Seuil, Paris, 258p.
-MASON P. (1998), Infelicities, Representations of the exotic, The Johns Hopkins University Press, Baltimore et Londres, 255p.
-STASZAK J.-F. (2008), « Qu’est-ce que l’exotisme », Le globe, Tome 148, Ed. de l’université de Genève, Genève, p.7-24.
-VIEILLARD-BARON E. (2008) « La jungle comme ‘pessimum’, Un fantasme spatial révélateur des aspirations sociétales », in Actes du colloque Géopoint « Optimisation de l’espace géographique et satisfactions sociétales », Groupe Dupont, Avignon, p.247-252.
-VIEILLARD-BARON E. (2011), La jungle entre nature et culture : un imaginaire socio-spatial de l'antimonde, Doctorat de géographie dirigé par Paul Arnould et Christian Grataloup, Université Paris 7-Denis Diderot, Paris, 544p.
-ZIMMERMANN F. (1982), La jungle et le fumet des viandes, Ed. du Seuil, Paris, 257p.