Anthropocène

La notion d’Anthropocène est apparue et a été popularisée au début du 21ème siècle, sous la plume du prix Nobel Paul Crutzen dans un article paru dans la revue Nature (Crutzen, 2002). L’Anthropocène désigne la période la plus récente de l’histoire de la terre au cours de laquelle «l’environnement» global est – ou a été ?- modifié par les sociétés humaines. De plus en plus utilisée dans les sciences de l’environnement mais aussi dans les media et le discours sociopolitique (Slaughter, 2012 ; Bonneuil et Fressoz, 2013), cette notion issue d’abord des sciences de l’atmosphère et de la terre s’est propagée dans toutes les sciences, des sciences de la vie jusque que dans les sciences humaines. C’est essentiellement au sein de la géographie environnementale qu’elle se développe actuellement (Mathevet et Godet, 2015).

-D’un concept issu des sciences de la terre….
Le terme est construit sur le modèle des noms des périodes de l’ère géologique la plus récente, le Cénozoïque 1 Si Crutzen propose le terme Anthropocène, cela signifie littéralement qu’existe une période qui survient avec l’impact géologiquement marqué des activités humaines sur l’environnement terrestre. Les arguments notables en sont la présence généralisée, à la surface de la terre, des effets de l’augmentation d’éléments chimiques issus de l’activité industrielle, des grands fonds océaniques aux calottes glaciaires et à l’atmosphère (Lorius et Carpentier, 2010 ; Zalasiewicz et al., 2011) ou dans les sédiments récents. Il s’agit aussi de l’augmentation des teneurs en C02 dans l’atmosphère (Canadell et al., 2010 ; Raupach et Canadell, 2010), qui s’accompagne et explique celle de la température, constatée déjà depuis la fin du 20ème siècle, d’après les données publiées par le GIEC (Groupe Intergouvernemental d’Experts sur le Climat)2
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Par ailleurs, la notion d’Anthropocène intègre les autres changements environnementaux globaux induits par les impacts des activités humaines, en particulier sur la «biosphère» (Grinevald, 2007). La disparition des espèces semble atteindre un rythme jamais atteint auparavant, en raison principalement de la réduction des espaces permettant le maintien d’une biodiversité : Mathevet et Godet (2014) reprennent l’expression popularisée par Leakey et Lewin en 1996, celle de la sixième extinction. Ainsi plus de 45% de la superficie des continents sont couverts par des activités agricoles, industrielles et les villes, réduisant les habitats et les continuums écologiques spatiaux (Fournier, 2015).

… à une notion au cœur de controverses
Paradoxalement, le terme Anthropocène est avancé par un chimiste de l’atmosphère et il porte la marque des sciences de la terre : un groupe de travail international au sein des instances stratigraphiques lui est consacré (Anthropocene Working Group). La « Terre» serait actuellement entrée dans une phase de son histoire irréversiblement déterminée par les impacts des activités humaines (Crutzen, 2002 ; Zalasiewicz et al., 2011 ; Slaughter, 2012) : une espèce de mammifères, l’espèce humaine, a occupé et laissé son empreinte durable sur tous les milieux et elle comptera près de 10 milliards d’individus en 2050 sans craindre aucun prédateur (Zalasiewicz et al., 2011) mais en nécessitant une masse toujours plus importante de ressources naturellement limitées.
Toutefois, s’il a été accepté par certaines institutions scientifiques et notamment par la société de géologie britannique, le terme Anthropocène ne fait pas consensus. En premier lieu, il est évidemment rejeté par ceux que les géographes Mathevet et Godet appellent les partisans du « négationisme écologique » (2015), regroupant des climato- et et des écolo-sceptiques bien médiatisés par l’ouvrage à succès de Lomborg (2004). En outre, il ne fait pas consensus non plus au sein de toutes les instances géologiques (Hamilton et Grinwald, 2015), pour deux raisons. C’est la question des temps géologiques qui semble bousculée, avec une accélération et un raccourcissement du temps pour une échelle de phénomènes qui prennent habituellement dans l’histoire géologique des centaines de milliers voire des millions d’années : l’extinction massive des espèces par exemple (Van Dooren, 2014). La réticence est aussi liée à l’irruption de ce qui pourrait être une contribution des sciences humaines aux sciences de l’univers. Elle s’ancre encore dans la conservation positiviste des dichotomies fondamentales des sciences de la nature et celles des sociétés humaines.

Des controverses, au sein de la communauté des environnementalistes qui assument la mise en évidence de l’Anthropocène, tiennent à la date des origines de cette nouvelle ère. Dans sa publication de 2002, P.Crutzen évoquait les origines de l’âge industriel, au début du 19ème siècle, avec l’essor de la consommation massive de charbon : c’est cette date qui semble faire consensus. Dans des publications plus récentes, des chercheurs estiment que puisque l’humanité est responsable de changements environnementaux, ceux-ci se sont effectués progressivement avec une ampleur croissante, ce qui permet de distinguer un paléo-Anthropocène puis un Anthropocène récent lié à la révolution industrielle (Foley et al, 2013). Pour Hamilton et Grinewald (2015), il faut radicalement assumer l’entrée dans un autre âge, correspondant à un basculement global de la planète dans un système orienté par les activités humaines. Ces auteurs proposent donc comme limite initiale de l’Anthropocène les essais nucléaires en 1945. La question discutée est celle concernant les marqueurs géologiques et paléo-environementaux pour déterminer s’il y a rupture entre deux périodes géologiques, comme cela est maintenant bien démontré pour la transition entre le Mésozoïque et le Cénozoïque, notamment avec la présence de la couche d’irridium au contact entre les deux niveaux d’archives sédimentaires.
Enfin, une approche critique et déconstructiviste de la genèse de la notion d’Anthropocène par des historiens des sciences (Bonneuil et Fressoz, 2013) démontre que les scientifiques du monde de la physique, de la chimie et des sciences de la terre ont établi une posture visant à leur donner une forme de pouvoir, celui des experts censés peser sur les décisions politiques. En réalité, pour Bonneuil et Fressoz (2013), il s’est bien produit un « événement Anthropocène » correspondant à un changement environnemental dont sont responsables des acteurs politiques et économiques et on aurait tort de laisser à la culpabilité collective de l’humanité le poids de prendre en charge ce changement sous la houlette du pouvoir de experts. Comme l’écrivent ces deux auteurs : « penser l’Anthropocène, c’est se méfier du grand récit (…) de la rédemption par la seule science, c’est intégrer les scientifiques dans la cité et discutant pied à pied leur conclusion plutôt que sombrer dans une géocratie de solutions techniques et marchandes pour gérer la Terre entière ». Au fond, concluent-ils l’Anthropocène est une affaire trop importante pour qu’elle soit laissée aux seuls scientifiques.

voir aussi : «Géochronologie»

Notes

  1. Le Cénozoïque est l’ère géologique inaugurée par la grande crise biologique et environnementale de la fin du Crétacé, il y a 65 millions d’années, donc à la suite de l’impact de l’astéroïde qui a frappé la péninsule du Yucatan, au Mexique et qui s’est traduite par le dépôt d’une couche fine d’irridium dans tous les sédiments de la fin du Crétacé et du début du Paléocène. L’irridium est un métal que l’on retrouve dans les météorites mais il est rare sur terre. La rupture entre la fin du Mésozoïque et le début du Cénozoïque correspond à une crise environnementale qui voit la disparition des dinosaures au profit des mammifères. La chronologie du Cénozoïque comprend successivement l’Eocène, l’Oligocène, le Miocène, le Pliocène, le Pléistocène et enfin l’Holocène..
  2. Les taux de CO2 dans l’atmosphère. La teneur en CO2 dans l’atmosphère se calcule en ppm, parties par millions. A l’état naturel et en fonction des variations des paramètres astronomiques, elle passe de 300 ppm, lors des phases de réchauffement interglaciaire, comme il y a 120 000 ans, à 200 ppm, lors des maxima glaciaires, comme il y a 20 000 ans. Nous sommes en phase interglaciaire et ce taux a été de 300 ppm en 1990. Toutefois, depuis 2014, la teneur est d’au moins 400 ppm. Les activités industrielles avec les rejets de CO2 fossile sont considérés comme responsables de cette augmentation susceptible d’accompagner un réchauffement plus important que lors d’un interglaciaire normal. Cette augmentation de la teneur en CO2 est principalement liées aux restitutions à l’atmosphère du carbone fossile enfoui dans la lithosphère en raison de la consommation cumulée du charbon et des hydrocarbures.
 

Références

-Anthropocene Working Group :
http://quaternary.stratigraphy.org/workinggroups/anthropocene/
-Bonneuil C. et Fressoz J-B., 2013. L’autre histoire de l’Anthropocène – L’Evénement Anthropocène ? La Terre, l’histoire ? et nous ?Paris, Seuil, 304p.
-Canadell J.G., Ciais P., Dhakal S., Dolma H., Friedlingstein P., Gurney K.R., Held A., Jackson R.B., Le Quéré C., Malone E.L., Ojima D.S., Patwardhan A., Peters G.P., Raupach M.R., 2010. Interactions of the carbon cycle, human activity and the climate system: a research portfolio, Current Opinion in Environmental Sustainability 2: 301-311
-Crutzen P.J., 2002. Geology of mankind, Nature, 415: 23
-Foley S.F., Gronenhorn D., Andreae M.O., Kadereit J.W., Esper J., Scholtz D., Pöschl U., Jacob D.E., Scöne B.R., Schreg R., Vött A., Jordan D., Lelieveld J., Weller C.G., Alt K.W., Gauzinski-Windheuser S., Bruhn K-C., Tost H., Sirocko F., Crutzen P.J., 2013. The Paleoantrhopocene – The biginnings fo anthropogenic environmental change. Anthropocene 3: 83-88
-Fournier J. 2015. Géographie et écologie du paysage. In : R.Mathevet et L.Godet coordonateurs : Géographie de la conservation Paris, L’Harmattan, 229-242
-Grinevald J., 2007. La biosphere de l’Anthropocène. Genève, Georg Editeur, 293p.
-Hamilton C. et Grinevald J., 2015. Was the Anthropocene anticipated ? The anthropocene review, 1-14 DOI: 10.1177/20530196114567155
-Leakey R. et Lewin R., 1996. The sixth extinction. Patterns of life and the future of humankind, Anchor Books, New York, 288p
-Lomborg B., 2004. L’écologiste sceptique. Le véritable état de la planère.Paris, Le Cherche Midi, 748p.
-Lorius C. et Carpentier L., 2010. Voyage dans l’Anthropocène. Cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Arles, Actes Sud, coll. « Babel », 2010
-Mathevet R. et Godet L. (coordonnateurs), 2015. Géographie de la conservation Paris, L’Harmattan, 397p.
-Raupach M.R. and Canadell J.G., 2010. Carbon and the Anthropocene. Current Opinion in Environmental Sustainability 2: 210-218
-Slaughter R.A., 2012. Welcome to the anthropocene, Futures 44: 119-126
-Van Dooren T., 2014. Flight ways: life and loss at the edge of extinction. New York, Columbia University Press, 193p.
-Zalasiewicz J., Williams M., Fortey R., Smith A., Barry T., Angela L Coe, Paul R Bown, Peter F Rawson, Andrew Gale, Philip Gibbard, F John Gregory, Mark W Hounslow, Andrew C Kerr, Paul Pearson, Robert Knox, John Powell, Colin Waters, John Marshall, Michael Oates, Philip Stone, 2011. Stratigraphy of the Anthropocene. Philosophical Transactions of the Royal Society - Series A: Mathematical, Physical and Engineering Sciences, 369 (1938): 1036-1055