Logiques territoriales d’Etats et/ou de peuples

Une logique territoriale consiste à construire un ou plusieurs États par agrégation autour d’un noyau central (États-mandala, État impérial unitaire) selon divers types de structurations plus ou moins centralisées, ou par essaimage de cités-États, liées entre elles de façon plus ou moins étroite, ou d’émirats rivaux. Un «territoire» se définissant en grande partie par ses limites ou frontières, une logique territoriale, enn tant que processus dynamique, va pouvoir être analysée en grande partie à travers la formation et l’évolution de ses espaces frontaliers. Chaque logique territoriale sera caractérisée par sa définition de la «frontière» et par sa façon de découper son propre territoire en unités spatiales, administratives et/ou politiques, pouvant elles-mêmes évoluer dans le temps en fonction de modèles spatiaux implicites ou clairement explicités (M. Bruneau, 2006). J. Brunhes et C. Vallaux (1928, 269-392), en identifiant « trois problèmes fondamentaux de la géographie politique », ont étudié les rapports entre l’«Etat» et son territoire à travers l’extension géographique de « régions actives », le rôle de la capitale, la nature et l’évolution des frontières, esquissant une analyse des logiques territoriales des peuples et des Etats.
Une logique territoriale est un enchainement de faits, d’événements ou de phénomènes concernant le (les) territoire(s) d’un peuple et/ou d’un Etat, enchainement dans la longue durée, doté d’une certaine cohérence.
Pour assurer son maintien et sa reproduction, un groupe aménage et gère l’espace sur lequel il s’est installé ou qu’il parcourt, il produit son territoire. Des configurations territoriales sont ainsi mises en place, d’autres peuvent être héritées d’une période et peut-être d’un ou plusieurs groupes antérieurs. Des interactions complexes ont alors lieu entre groupes sociaux et structures matérielles (milieu naturel) mais aussi avec les organisations antérieures de ce territoire (M. Le Berre, 1992, 634-636). Les acteurs de ce processus sont des peuples (communautés, tribus, «ethnies», nationalités) et/ou des Etats (cités-Etats, principautés, émirats, royaumes, empires ou Etats-nations ). Une logique territoriale qui leur est propre caractérise ce processus pendant une période donnée. Elle peut ensuite persister ou changer en réaction à des influences ou contraintes extérieures. Un même peuple peut ainsi adopter dans la longue durée différentes logiques territoriales successives.

L’Etat produit des représentations symboliques -une « iconographie »- et les impose à sa société (J. Gottmann, 1952, 219-221). Un territoire n’est donc pas une donnée naturelle et immuable mais le fruit d’une production, d’une construction, d’une création d’un groupe humain, d’une société. C’est un composé d’éléments spatio-temporels mais aussi de percepts et d’affects. C’est le produit d’une dynamique ou d’un processus qui se développe dans un temps plus ou moins long. Quelques peuples et/ou « civilisations» ayant créé des États plus ou moins durables, récurrents dans la longue durée, ont constitué des noyaux territoriaux qui ont connu des phases d’expansion et de contraction mais une certaine résilience ou continuité : Gréco-Romains, Perses-Iraniens, Arabes, Turcs-Ottomans-Mongols, Indiens, Chinois, Japonais, Russes. Ce sont eux qui ont constitué les ensembles territoriaux les plus vastes et les plus durables (un ou plusieurs millénaires). Mais d’autres de taille plus réduite, et généralement sur une durée moins longue (plusieurs siècles jusqu’à un millénaire), ont également joué un rôle important mais le plus souvent subordonné ou secondaire par rapport aux précédents : Arméniens, Kurdes, Tibétains, Vietnamiens, Thaïs, Khmers, Coréens… Les premiers seuls ont eu, grâce à une religion et/ou à un État impérial, la capacité d’agréger de façon plus ou moins durable d’autres peuples et anciens royaumes ou principautés. Les seconds ont souvent reproduit en plus petit les structures et logiques d’expansion des premiers.
On peut faire l’hypothèse que chacun de ces peuples, qu’ils aient créé un ou plusieurs États, ont mis en œuvre des logiques territoriales qui caractérisent la dynamique de leur dimension territoriale, de leur rapport à l’espace dans le temps. Ces logiques territoriales sont des processus de la longue durée qui sont à l’œuvre encore aujourd’hui. Ces peuples majeurs ou secondaires sont ou tendent à devenir des peuples-monde, caractérisés par un État territorial (impérial puis État-nation) et une diaspora mondiale, présente notamment dans le Nouveau Monde (Amériques, Australie) et en Europe occidentale (M. Bruneau, 2001).
Pour chacun de ces peuples-monde de la longue durée, on pourra définir une trajectoire spatio-temporelle retraçant les principales étapes de sa structuration territoriale ou les différentes formes territoriales qu’il a prises dans la longue durée (M. Bruneau, 2001). Le passage plus ou moins récent à l’État-nation moderne et la constitution de sa diaspora mondiale sont une étape particulièrement importante au cours de laquelle la logique territoriale a pu évoluer de façon plus ou moins radicale (purifications ethniques, génocides).

Les logiques territoriales se prolongent au-delà du territoire d’origine, de l’État impérial ou de l’État-nation, même si celui-ci est perdu. En diaspora, la mémoire collective dans les territoires de l’exil crée des lieux de rassemblement pour communier dans le souvenir et/ou transmettre la mémoire de ces territoires perdus et de l’événement (désastre ou catastrophe) qui en est la cause. Ces lieux de mémoire permettent une re-territorialisation du peuple déraciné. La création d’une communauté transnationale à partir d’un ou de plusieurs champs migratoires d’un peuple prolonge son territoire national à l’échelle mondiale. La circulation migratoire crée et perpétue les liens transnationaux entre les migrants et leurs lieux et familles d’origine (M. Bruneau, 2004, 174-180). Il en résulte l’expansion d’un peuple à l’échelle mondiale.
On peut distinguer des logiques territoriales enracinées dans les temps longs d’une histoire impériale aboutissant à la formation d’un Etat-nation, qui essaie d’intégrer ses périphéries continentales (Chine, Viêt Nam) d’une part, des logiques qui reposaient sur la multiplication et l’expansion de cités-Etats (Hellénisme, Monde malais) d’autre part. Les nomades conquérants arabes ou turcs ont créé des empires plus ou moins durables, auxquels ont succédé des Etats dont l’aptitude à se transformer en Etats-nations viables a été très inégale dans ces deux cas. A l’Etat-nation turc solidement construit selon un modèle européen au prix de purifications ethniques on peut opposer la très grande fragilité des Etats-nations arabes postcoloniaux. Enfin des peuples des marges d’empires tels que les Arméniens et les Kurdes, particulièrement résilients, ont traversé les invasions conquérantes des peuples nomades arabes et turcs, toutes les phases impériales, en conservant leur identité et en s’efforçant, au XXe siècle, de créer leur Etat-nation (M. Bruneau, 2015).

Des cités-Etats, des principautés ou émirats, aux empires ou royaumes, puis Etats-nations, la dimension territoriale des peuples obéit dans la longue durée à des logiques. Cette approche géo-historique est fondamentale pour comprendre l’inégale solidité ou fragilité des Etats actuels. Divers types d’empires multi-ethniques et de cités-Etats dominaient avant l’intervention des impérialismes coloniaux occidentaux. Des Etats territoriaux précoloniaux ont préfiguré les Etats-nations créés après la colonisation au moment des indépendances. Les Etats indiens mandala ou l’Etat chinois, plus unitaire et centralisé, étaient de type impérial ayant vocation à être universels, centres du monde. Ils exerçaient un contrôle décroissant du centre aux périphéries, avec des frontières de type zonal. Les Etats actuels sont issus de ces Etats anciens, mais après une politique de réformes et de modernisation se référant à des modèles européens d’Etats-nations, même en Thaïlande pourtant le seul Etat asiatique avec le Japon et l’Iran à avoir échappé à la colonisation. On peut donc dire que ces Etats-nations asiatiques même s’ils sont issus plus ou moins directement d’Etats précoloniaux ou précapitalistes ont été, pendant la période coloniale et après les indépendances, influencés par des modèles européens, à travers leurs courants nationalistes et leurs politiques de modernisation (M. Bruneau, 2014). L’ordre étatique postcolonial dans l’Asie d’entre Inde et Chine n’est pas foncièrement différent de celui qui existait avant l’intervention de l’impérialisme occidental, et il a depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale fait preuve d’une relativement grande stabilité.
Par contre, au Moyen-Orient et dans les Balkans, la fin des empires multi-ethniques s’est traduite par une grande instabilité et un ordre étatique souvent remis en cause jusqu’à la période actuelle (M. Bruneau, 2015). La plupart des pays arabes, à l’exception de l’Egypte et à moindre égard de la Tunisie ou du Maroc, n’ont pas encore réussi à se doter des structures sociopolitiques et territoriales durables d’un véritable Etat-nation (Irak, Syrie, Jordanie, Palestine, Libye, Yémen), de même les Etats balkaniques issus de la dissolution de la fédération yougoslave. La principale conséquence de la formation des Etats-nations à dominante ethno-nationale, les plus répandus, est l’apparition de minorites nationales qui revendiquent des droits, une autonomie, voire une indépendance pour fonder leur propre Etat-nation ou se rattacher à un autre Etat-nation. En Europe, et en particulier dans les Balkans, ou en Asie Mineure, ces Etats-nations ont été construits dans la violence de guerres, de purifications ethniques, voire de génocides, avec une tendance à la fragmentation (balkanisations) tout au long du XXe siècle (J. F. Gossiaux, 2002 et St. Rosière, 2006). Peu d’Etats-nations ont réussi à intégrer leurs minorités sans conflits, qu’elles soient sous la forme de diasporas ou territorialisées. Ces conflits violents se sont multipliés au moment de la dissolution des empires multiethniques (empires austro-hongrois, ottoman, empires coloniaux). Par contre, les Etats impériaux non directement colonisés tels que l’Iran ou la Thaïlande ont mieux réussi leur transition ethno-nationale sans conflit majeur avec leurs minorités ethniques (M. Bruneau, 2014).
Le concept géo-historique de logique territoriale apparait donc comme une clé essentielle pour comprendre la résilience ethnoculturelle de peuples dans la longue durée, leur capacité à construire des Etats territoriaux, et plus récemment des Etats-nations viables. Leur territoire national est souvent le fruit d’un long processus historique qui peut avoir bénéficié de l’appui de réseaux diasporiques à des périodes décisives de sa formation. Si les Chinois, les Vietnamiens et les Turcs n’ont pas eu besoin d’une diaspora pour consolider et accroître leur territoire, les Grecs, les Arméniens et les Kurdes doivent en grande partie à leur diaspora leur survie et leur capacité à construire un territoire national.

 

Bibliographie

-Bruneau M, 2001, « Peuples-monde de la longue durée : Grecs, Indiens, Chinois », l’Espace géographique, p. 193-212.

-Bruneau M., 2004, Diasporas et espaces transnationaux, Paris : Anthropos-Economica, 249 p.

-Bruneau M., 2006, L’Asie d’entre Inde et Chine : logiques territoriales des Etats, Paris : Belin, 317 p.

-Bruneau M., 2014, « Les Etats-nations de l’espace eurasiatique issus d’empires, de cités-Etats, d’Etats-mandala : que doivent-ils au modèle européen occidental ? », l’Espace géographique, 3, p. 251-264.

-Bruneau M., 2015, De l’Asie Mineure à la Turquie : Minorités, Homogénéisation ethno-nationale, Diasporas, Paris : CNRS-Editions, 412 p.

-Brunhes J., Vallaux C., 1921, La Géographie de l’Histoire, Paris : Félix Alcan, 716 p.

-Gossiaux J.-F., 2002, Pouvoirs ethniques dans les Balkans, Paris : Presses Universitaires de France, 217 p.

-Gottmann J., 1952, La politique des Etats et leur géographie, Paris : Armand Colin, 228 p.

-Le Berre M., 1992, « Territoires », dans Encyclopédie de Géographie, A. Bailly, R. Ferras, D. Pumain (dir.), Paris : Economica, p. 617-638.

-Rosière St., 2006, Le nettoyage ethnique : terreur et peuplement, Paris : Ellipses, 297 p.