La représentation cognitive de l’espace géographique

La représentation cognitive de l’espace géographique est une construction mentale de l’agencement spatial des connaissances mémorisées par un individu (ou un groupe d’individus) sur un espace géographique donné. Elle est le produit d’un ensemble d’opérations cognitives, les processus de « cartographie cognitive » (Down and Stea, 1973), qui reposent tout autant sur l’expérience directe des lieux que sur les multiples sources d’informations dont l’individu dispose en mémoire lors de son évocation (carte géographique consultées, récits et significations environnementales, images de toute espèce, etc.). Par conséquent, l’expérience directe n’est pas indispensable à l’élaboration d’une distribution spatiale des connaissances géographiques (Trowbridge, 1913). C’est par exemple le cas d’un élève à qui on demanderait de placer les dix principales villes de son pays sur un fond de carte réduit aux frontières nationales : sans avoir fréquenté les villes de la liste fournie, il effectuera l’exercice en rassemblant les connaissances géographiques acquises au fil de sa socialisation à cet espace, qu’elle soit d’origine scolaire, familiale, amicale, médiatique, etc. Ainsi, dans son acception la plus générale, la représentation cognitive de l’espace géographique est un modèle cognitif de l’organisation de son contenu socio-physiques.

Son statut et sa conception théorique, mais aussi la manière de l’objectiver méthodologiquement ont fortement varié, à mesure que des disciplines toujours plus nombreuses s’en sont emparées, les deux mouvements allant de pair. Dès lors, la terminologie employée est peu stabilisée et souvent discutée. Les deux principales appellations sont toutefois celle de « carte cognitive » (cognitive map), et celle de « carte mentale » (mental map). Actuellement, cette dernière dénomination est la plus fréquente, notamment en géographie (Hatlova et al. 2020).

Historiquement, l’étude des « cartes imaginaires » de Trowbrigde (1913) est probablement la première publication sur cet objet hors du champ de la philosophie. Elle inaugure un premier principe d’analyse qui sur lequel reposera durablement la recherche, à savoir la comparaison entre l’espace du géographe et sa représentation. Son travail de typification des « erreurs » d’orientation oppose la carte géographique, comme donnée objective, à la représentation comme donnée subjective, et assied ainsi l’approche individualiste (et mentaliste) à laquelle se réfère encore maintenant nombre de géographes et de psychologues. Cette étude repose sur un second principe, également d’actualité, qui met l’accent sur la fonction adaptative de la « carte subjective » au regard de la matérialité géographique. La représentation cognitive est envisagée comme un guide pour les pratiques spatiales, que ce soit pour cheminer ou pour prendre des décisions spatiales. Il faudra attendre l’après seconde guerre mondiale pour que les recherches s’intensifient, c’est-à-dire le moment où le paradigme comportementaliste de la psychologie cède en partie la place au cognitivisme. Tolman (1948) est le premier à faire l’hypothèse et à proposer le concept de « carte cognitive », toujours dans la perspective de la représentation spatiale comme fonction mentale adaptative. Au même moment Piaget et Inhelder (1948) mènent des travaux sur le développement de la pensée spatiale chez l’enfant, en cherchant cependant à saisir l’évolution des opérations cognitives impliquées dans la reconnaissance d’objets géométriques plutôt qu’en s’appuyant sur l’espace géographique.
En 1960, Lynch publie un ouvrage sur les représentations spatiales de trois villes américaines dans lequel il propose d’une part une méthode, le dessin à main levée, qu’il associe à d’autres techniques telles que le parcours commenté, d’autre part une typologie du contenu des représentations de l’espace urbain, et enfin deux concepts psycho-physicalistes qui contribuent à l’agencement spatial des représentations de la ville : la lisibilité et l’imagibilité. Le premier concept renvoie à « la facilité avec laquelle on peut reconnaître les éléments géographiques et les organiser en un schéma cohérent  » (p. 3), le second « à la qualité grâce à laquelle [un objet physique] a de grandes chances de provoquer une forte image chez n’importe quel observateur » (p. 11). Ces travaux, résolument tournés vers le déterminisme environnemental, et vers la représentation comme image ou comme double de la matérialité géographique, stimuleront fortement la recherche en géographie et en psychologie. Ils contribueront aussi à la diversification des échelles : une salle de classe, un bâtiment, un quartier, une ville, un pays ou encore le monde. Cette intensification des recherches verra apparaître la psychologie environnementale, qui développera la cognition spatiale en appliquant à l’espace géographique ce que la psychologie sociale abordait sous le paradigme de la cognition sociale afin de saisir les processus cognitifs à l’œuvre dans les interactions plus strictement sociales auxquelles un individu est soumis. Les années 1970-1980 verront alors apparaitre deux nouvelles revues interdisciplinaires ou les travaux sur les représentations cognitives de l’espace géographique seront fréquemment publiés : Environment and Behavior (1969) et le Journal of environmental psychology (1981).
C’est également le moment où la psychologie environnementale poursuivra deux pistes de recherche sur la cognition spatiale. La première, initiée par Piaget, consiste à identifier les processus cognitifs en jeu dans la construction et le développement de la représentation de l’espace géographique. Les distorsions spatiales servent alors d’indicateur dans l’analyse des processus de localisation d’un objet, de catégorisation spatiale, etc. Un des résultats les plus solides et les plus importants est la mise en évidence de « points de référence spatial » (Sadalla et al., 1980) qui, contrairement aux points de repère, ont moins un rôle de guide pour les pratiques qu’une fonction de catégorisation spatiale. En retour ces points de référence participent au positionnement topologiques des objets géographiques. De nombreux travaux se sont également penchés sur les configurations spatiales des représentations, opposant les structures spatiales en cheminement aux structures topologiques (Shemyakin, 1962). L’ordre de leur apparition au cours du développement des représentations spatiales chez l’enfant, ou chez toute personne confrontée à des lieux non familiers, a rapidement fait l‘objet d’une controverse qui n’est toujours pas résolue : certains chercheurs constatent que les cheminements sont les premières structures spatiale que l’individu élabore (Appleyard, 1970) alors que d’autres observent que les représentations reposent d’abord sur l’organisation topologique de quelques éléments géographiques ponctuels (Hart & Moore, 1973). La seconde piste de recherche consiste à analyser les conditions physiques, psychologiques, sociales et culturelles, et leurs conditions pratiques afférentes (modes de déplacement, lieu de résidence, etc.), qui affectent les représentations spatiales. Ces travaux sont les plus nombreux et plusieurs synthèses sont disponibles (notamment Wohlwill, 1970 ; Evans, 1980 , Hatlova et Hanus, 2020).
De nombreuses disciplines ont participé aux recherches sur les représentations cognitives de l’espace géographiques. Sans être exhaustif, on peut toutefois citer la géographie, la psychologie, la sociologie, l’ethnologie, l’architecture, l’urbanisme, les neuro-sciences, et plus récemment les sciences politiques ainsi que le champ de l’intelligence artificielle en informatique/robotique. En conséquence les méthodes sont très variées et dépendent de l’information spatiale recherchée. Certaines études recueillent la localisation des éléments (sur un fond de carte par exemple), d’autres les distances entre les objets géographiques, d’autres encore l’orientation des objets entre eux, quand certaines études se limitent au contenu de la représentation ou à la reconnaissance d’objets géographiques. Dès lors, la restitution de la représentation repose soit sur la verbalisation orale ou écrite (par exemple lister les objets géographiques connus, estimer une distance, reconnaitre une photographie), soit sur la production graphique (faire un dessin à main levée) soit sur la modélisation à partir de pièces mises à disposition, soit enfin et plus rarement sur des prises de clichés photographiques. L’enquête et l’expérimentation sont donc les principales méthodes. Cependant le parcours commenté, qui allie souvent l’observation à l’enquête, est également utilisé.
La diversité disciplinaire des investigations a également contribué à multiplier les modèles théoriques de la représentation cognitive de l’espace. Cependant, on peut dégager quatre grandes familles de modèles (Kitchin, 1994). Le premier correspond au modèle littéral de la carte mentale. Il est essentiellement porté par les neurosciences qui ont par exemple mis en évidence des « cellules de lieu » (O’Keefe et Dostrovsky, 1971). La carte mentale est ici un réseau de neurones élaboré à partir des expériences géographiques directes de l’individu. Le second modèle correspond à une image mentale analogique à la représentation cartographique. Il s’appuie cette fois sur le double codage de l’information (Pavio, 1971) : stockée en mémoire sous la forme de concepts, les informations géographiques sont ensuite utilisées sous la forme d’une image mentale construite à partir de distances subjectives qui restent directement dépendantes de la métrique géographique. Ce modèle repose ainsi sur le postulat selon lequel plus la représentation spatiale est proche de la carte géographique et plus elle est un outil cognitif efficient et fiable pour les pratiques quotidiennes. Le troisième modèle correspond quant à lui à la métaphore de la « carte mentale ». Les processus cognitifs reposent également sur un double codage de l’information, à la différence qu’il n’y a cette fois plus de métrique géographique, mais des relations topologiques (en haut, plus loin que, etc.) entre les lieux mémorisés. Enfin, le quatrième modèle correspond à la représentation spatiale comme construction hypothétique. À la différence des précédents modèles, l’image mentale n’est pas convoquée. Ici la représentation spatiale et les distances qui la compose sont uniquement des propositions conceptuelles. Autrement dit, ce modèle de représentation spatiale est un cas particulier de carte heuristique (map mind) qui met en relation des idées, des significations, des concepts entre eux (Buzan, 1974). Plus généralement, la diversité des modèles théoriques est issue d’une controverse, toujours en cours en psychologie, qui oppose l’approche néo-behavioriste de la pensée sans image (Pylyshyn, 1973) à l’approche cognitiviste de l’image mentale (Kosslyn & Pomerantz, 1977). Cette controverse a également été active en géographie (Lloyd, 1982)
Les dimensions sociales des représentations cognitives de l’espace ont longtemps été négligées ou sommairement abordées, et ceci pour trois raisons. Tout d’abord, la sociologie a très peu investi les représentations spatiales proprement dites. Elle a surtout mis l’accent sur les significations sociales de l’espace géographique en lien avec les pratiques. Ensuite, la psychologie sociale a initialement très peu dialogué avec la psychologie environnementale, ce qui n’est plus le cas actuellement. Enfin, les dimensions sociales ont surtout été envisagés comme de simples « filtres » qui agissent sur la cognition spatiale. En conséquence, elles ont souvent été réduites à l’expérience individuelle de conditions sociales (les modes de déplacement auxquels l’individu a accès selon ses conditions socio-économique par exemple). Quant aux approches culturalistes (Heft, 2013), et plus encore celles des représentations sociales (Jodelet, 1982), elles abordent dorénavant les représentations spatiales à partir des interactions sociales et des connaissances partagées au sein d’un groupe. A mesure de leurs développement ces recherches se sont affranchies de l’analyse des distorsions par rapport à l’espace physique, pour mettre l’accent sur celles qui différencient les groupes sociaux entre eux. Actuellement, ces travaux reposent notamment sur la mémoire collective des lieux et sur son incidence sur les représentations spatiales (De Alba, 2013 ; Haas, 2004).
Enfin un courant de recherche encore plus récent met l’accent sur les enjeux et les rapports sociaux qui participent à la construction des représentions spatiales (Dias et Ramadier, 2015). Ils reposent sur l’hypothèse durkheimienne selon laquelle les structures sociales sont en correspondance avec les structures cognitives. Ainsi, les représentations spatiales ne sont plus uniquement envisagées comme génératrices de conflits d’appropriation de l’espace, du fait de différences culturelles. Ces récentes investigations montrent que ce sont également les conflits et les enjeux sociaux qui sont au fondement de la différenciation des représentations spatiales. La représentation cognitive de l’espace devient ainsi un indicateur de prises de positions tout autant sociales que spatiales. Cette approche devrait permettre de mieux comprendre les raisons pour lesquelles les représentations cognitives n’ont pas un caractère permanent (Varela ,1989) quand bien même celles de l’espace géographique restent stables à cours termes (une semaine) si les conditions de recueil restent inchangées (Blades, 1990)

Thierry Ramadier

 

Références

-Appleyard D. (1970). Styles and methods of structuring a city, Environment and behavior, 2, 100-116.
-Blades, M. (1990). The reliability of data collected from sketch map, Journal of environmental psychology, 10, 327-339.
-Buzan T. (1974). Using both sides of your brain. E.P. Dutton: New York.
-De Alba, M. (2013). Le centre historique de Mexico dans le regard des résidents âgés. In M. Membrado & A. Rouyer (eds.), Habiter et vieillir ,Toulouse, Erès, pp. 63-83.
-Dias, P., Ramadier, T. (2015). Social trajectory and socio-spatial representation of urban space : the relation between social and cognitive structure, Journal of environmental psychology, 41, 135-144.
-Downs, R. M. & Stea D. (1973). Image and environment: cognitive mapping and spatial behavior, chicago : aldine, 1973.
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-Hart, R. A. & Moore, G. T. (1973). The development of spatial cognition: a review. In R. M. Downs & D. Stea (eds), Image and environment: cognitive mapping and spatial behavior, Chicago: Aldine.
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-Heft, H. (2013). Environment, cognition, and culture: reconsidering the cognitive map , Journal of environmental psychology, 33, 14-25.
-Jodelet, D. (1982). Les représentation socio-spatiales de la ville. In P.H. Derycke (ed.), Conception de l'espace, Paris, Université ee Paris X, 145-177.
-Kitchin, R. M. (1994). Cognitive maps: what are they and why study them?, Journal of environmental psychology, 14, 1-19.
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-Varela F. J. (1989). Connaître les sciences cognitives. Tendances et perspectives. Editions du Seuil, Paris.
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